La compréhension comme processus

vuillemin_nathalie

Rencontre avec Nathalie Vuillemin, professeure ordinaire en littérature et savoirs

Il y a donc la littérature scientifique, nécessairement rigoureuse. Et d’un autre côté, la littérature tout court, fictionnelle, à l’imagination foisonnante. Pour Nathalie Vuillemin, ce n’est pas si simple, car pour la science, décrire l’inconnu suppose une re-création constante du langage.

La thèse qu’elle avait défendue en 2007 à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Neuchâtel était intitulée: «Les beautés de la nature à l’épreuve de l’analyse: programmes scientifiques et tentations esthétiques dans l’histoire naturelle du 18e siècle». La réflexion sur l’utilisation de la langue dans la science était donc déjà au cœur du travail de Nathalie Vuillemin, cette science qui l’attire depuis toujours. «J’ai la conviction que la plupart des gens qui font une carrière académique reviennent à des choses qui les ont titillés depuis très longtemps», précise-t-elle.

«Un monde sans cesse réinventé: langage et fictions de la découverte savante»… Pouvez-vous nous donner quelques précisions à propos de votre leçon inaugurale?

Depuis mes recherches de thèse, je travaille sur les textes scientifiques, notamment des 18e et 19e siècles. L’idée est de montrer comment, dans ce type de textes, lorsqu’on est confronté à l’inconnu, à une nouveauté qui ouvre de nouvelles perspectives sur la compréhension de la nature, on met en place dans le langage un certain nombre de stratégies pour rendre compréhensible cette nouveauté à ceux qui n’ont pas encore pu la voir.

Démarche délicate, puisqu’il faut faire en sorte que ce qu’on présente ne paraisse pas relever de l’impossible ou du merveilleux: on est dans une démarche rationalisante. Mais en même temps, il faut vraiment donner à «voir» les choses. Le langage est donc toujours à la frontière entre la fascination que peuvent provoquer ces découvertes, ces nouvelles visions, et la volonté de cadrer la réalité. J’ai par exemple un projet de recherche sur les microscopistes des 18e – 19e siècles, qui sont confrontés à des facettes de la nature qu’ils n’avaient même pas imaginées! La difficulté consiste donc pour eux à communiquer ce qu’ils découvrent auprès d’autres savants qui ne peuvent pas l’imaginer non plus, à la fois avec rigueur et… avec la tentation parfois d’enjoliver un peu tout ça!

C’est une problématique qui existe encore aujourd’hui, non?

Oui, mais dans le cadre de la vulgarisation. A l’époque, on s’adressait à un public déjà très sélectif, qui avait en tout cas une connaissance «transversale», des philosophes par exemple. Aujourd’hui, il faut déjà avoir des connaissances très spécifiques pour lire une revue scientifique. Par contre effectivement, les mêmes questions se posent dans le cadre de la vulgarisation. Avec une partie de la communauté scientifique qui pense que dès qu’il y a vulgarisation, il y a trahison. Et une autre qui pense que la vulgarisation est non seulement une façon de communiquer, mais aussi une façon de réfléchir autrement, de voir les choses différemment.

Enfant, quel métier rêviez-vous d’exercer plus tard?

A l’école, j’aimais beaucoup ce qu’on appelait alors la «connaissance de l’environnement», c’est-à-dire les sciences naturelles. J’ai eu une phase où je me voyais faire plus tard de la chimie, de la physique… Mais l’enthousiasme a disparu dès lors que j’en ai fait! Parce que je n’étais pas très douée. Par contre, j’ai toujours gardé énormément d’intérêt et même d’affection pour la biologie. J’ai d’ailleurs beaucoup hésité entre lettres et biologie à l’université. Finalement, cela a été les lettres!

Ce qui vous passionne le plus dans les recherches qui sont les vôtres?

De pouvoir entrer dans la logique de quelqu’un qui est confronté à un problème, lié à la nature en l’occurrence, et qui progressivement le comprend, mais à travers le langage, le crayon, le texte, le dialogue, le dessin. C’est l’élaboration d’une compréhension qui m’intéresse, avec ses errements, parfois ses erreurs selon notre perspective, mais des erreurs fascinantes, parce qu’elles montrent les limites de l’esprit humain, la nécessité de recourir à l’imagination pour comprendre. Ce qui me fascine aussi, c’est la frontière très ténue entre un raisonnement qui peut être très sec, à la limite de l’équation, et des moments d’élan vers une expression très poétique, très enthousiaste, parce que ce que le chercheur a découvert l’illumine.

Un livre qui a participé à vous construire?

Au lycée, La condition humaine de Malraux a été un vrai choc pour moi. Il y a aussi La Vie Mode d'emploi de Georges Perec, l'un des rares livres que j'ai relu plusieurs fois uniquement pour moi, avant d'en faire finalement un mémoire de licence... Si je remonte à mon enfance, j’ai le souvenir très fort d’un livre, que je recherche d’ailleurs, mais dont je ne me souviens ni du titre, ni de l’auteur! Ce qui rend la recherche un peu compliquée! L’intrigue se passait au bord du lac Baïkal, c’était une histoire de Sibérie, de froid, de grande nature puissante, qui m’avait fascinée.

Quel est le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?

La possibilité que nous avons de participer à la construction de personnes qui s’interrogent, qui ne prennent pas ce qu’on leur donne comme quelque chose de «tout fait», mais qui le mettent en question, à distance, et jouent avec. La dimension critique est essentielle, mais aussi le jeu intellectuel, le défi, la confrontation des points de vue, esprit contre esprit.

Vous constatez une évolution des approches au fil des volées d’étudiants?

Il y a quinze ans, les étudiants avaient un esprit critique peut-être davantage lié à la littérature, dont ils avaient une plus vaste connaissance. Aujourd’hui, on se trouve face à des gens qui ont peut-être moins de culture liée à la lecture, mais qui bénéficient d’un plus grand panel d’expériences dans toutes sortes de domaines. Les matériaux auxquels sont confrontés les étudiants sont beaucoup plus variés aujourd’hui. Je n’ai pas le sentiment qu’ils soient aujourd’hui moins critiques qu’à d’autres époques.

La musique qui vous accompagne en général?

J’aime commencer ma journée en écoutant du Bach, parce que cela structure le cerveau! J’en joue également – je fais beaucoup de piano. J’écoute beaucoup de musique classique, mais aussi de la chanson française, celle qui est à la limite de la poésie et de la chanson : Brel, Barbara, bien sûr. J’aime aussi des groupes plus récents comme Les Ogres de Barback, qui réinventent l’instrumentation et la mise en scène.

Le souvenir d’un moment particulièrement fort pour vous dans le cadre universitaire?

Je me souviens de moments précis, lors de séminaires d’italien avec un professeur remarquable venu de Berne. Nous avions travaillé sur des textes de Pasolini, de Volponi… Il était fascinant, avait une perspective très engagée. C’était donc un frisson de type politique! J’ai aussi ressenti des effets de décalage intéressants avec des branches qu’a priori je n’aimais pas, et que tout à coup, parce que l’enseignant était excellent, je trouvais passionnantes. Et mon cerveau réagissait en me disant «mais non, ce n’est pas possible, tu n’aimes pas cette branche»!

Enfin, quand je suis allée suivre des études à Paris dans le cadre de ma thèse, j’ai vécu des moments très forts. Ces moments où, dans le cadre de sa recherche personnelle, on découvre vraiment des choses, où l’on est au-delà du fait de relire ce que des milliers de personnes ont déjà lu… Là, ce sont de bonnes émotions de chercheur!

Interview UniNE 2017

Bio express

Chaux-de-Fonnière, Nathalie Vuillemin a obtenu sa licence ès lettres à l’UniNE en 2000. Sept ans plus tard, elle décroche un doctorat ès Lettres des Universités de Neuchâtel et de Paris III Sorbonne Nouvelle, avec mentions (Prix de la thèse 2007 de Paris III et des Presses de la Sorbonne Nouvelle). Après un bref passage à l’UniL et l’EPFL, et un séjour post-doctoral à Clermont-Ferrand, elle est revenue à l’UniNE en y travaillant notamment comme chargée d'enseignement, professeur assistante, directrice de la Maison des Littératures, directrice de l'Institut de littérature française. Elle y est professeure ordinaire depuis janvier 2017.

 

Ses domaines de recherche
Littérature française du 18e siècle. Littérature et savoirs, Histoire des sciences naturelles au 18e siècle, Histoire du voyage scientifique en Amérique du Sud, 18e – 19e siècles.