La chose la plus importante est l’esprit critique
Rencontre avec Francisco Klauser, professeur de géographie
Francisco Klauser est spécialiste en géographie politique et urbaine, et dans l’étude des technologies numériques. Enfant, il se rêvait paléontologue. Mais c’est la géographie qui s’est emparée de lui. Pas la géographie des cartes poussiéreuses, non, mais celle qui est liée à notre présent, à nos réalités sociales. Ainsi parle-t-il volontiers de «géographie immédiate».
«Géographie immédiate», pouvez-vous préciser ce concept ?
C’est une expression utilisée à l’origine par le géographe Claude Raffestin, l’une de mes grandes inspirations intellectuelles. Il emploie ce terme pour parler d’une géographie qui se penche sur ce qui paraît anodin, banal, quotidien, mais qui révèle des choses fondamentales en train de réorganiser notre société. C’est précisément ce que je fais. Et pour Raffestin comme pour moi, le rôle du chercheur est aussi de produire des instruments, des concepts, des théories. Le chercheur n’est donc pas seulement celui qui fait de la recherche, mais celui qui crée aussi les outils qui permettront à la société de comprendre ce qui se passe.
La vidéosurveillance est au cœur de votre travail depuis plusieurs années…
Lors de mes études à l’Université de Genève, je me suis penché sur ce sujet. Et depuis, bien que j’aie beaucoup ouvert mon champ de recherches à travers les années, ce thème ne m’a pas lâché. Même si cela surprend, c’est un sujet très géographique! La vidéosurveillance, ce sont des caméras qui visent des espaces. Or la géographie, c’est justement la science qui s’intéresse à la relation entre société et espace. Il en va de même avec les drones, qui représentent un regard vertical sur l’espace.
Numérisation de notre quotidien et drones… Quel sera l’angle de votre conférence dans le cadre de Micro16?
Il y a quinze ans que je m’interroge sur les effets de la numérisation de notre quotidien. Il y a de plus en plus de technologies numériques qui sous-tendent, organisent, façonnent et gèrent finalement notre vie. Elles sont caractérisées en général par des méthodes d’accumulation d’informations, suivies d’analyses de ces informations, puis d’offres de services, d’accès etc. Il y a donc presque toujours une notion de surveillance qui est en jeu.
Ce qui suscite deux grandes questions. D’abord, qu’y a-t-il derrière cette rapide évolution, quels sont les acteurs et les intérêts en jeu ? Et ensuite, quels sont les implications? Avec ces technologies, notre quotidien – nos villes, nos systèmes de mobilité par exemple – se redéfinit, avec des conséquences en matière de sphère privée et de tri social, puisque les données accumulées, combinées avec des algorithmes informatiques, permettent de cibler de manière de plus en plus automatisée des individus ou groupes, pour les privilégier ou au contraire les exclure. Ce qui amène donc à d’importantes questions de pouvoir.
Et les drones figurent parmi les derniers arrivés en matière de numérisation et de surveillance du quotidien…
Je travaille sur les drones à travers un programme de recherche soutenu par le FNS. Il y a effectivement une immense généralisation de ces appareils, actuellement. On est typiquement dans un cas de technologie non centralisée. Soit le contraire d’une situation façon «Big Brother», celle d’un Etat totalitaire tout puissant qui surveillerait toute sa population. Nous sommes plutôt dans une situation de «little sisters» : chacun peut s’approprier cette technologie. Comme avec les smartphones, qui sont aussi des caméras, des enregistreurs, des appareils de géolocalisation etc.
A la moindre intervention policière dans le cadre d’une manifestation, il y a 200 smartphones qui sortent des poches! Et les drones vont dans le même sens: on parle actuellement de 22.000 drones utilisés en Suisse, dont au moins 20.000 sont des drones – et donc des caméras – privés, récréatifs ou commerciaux. Les drones représentent donc un phénomène intéressant pour thématiser la diffusion généralisée de ces nouvelles technologies au sein de notre société et la redéfinition des rapports qu’elles impliquent, que ce soit entre des individus, entre des groupes, entre l’Etat et les citoyens etc.
Quid de l’éventuelle utilisation des «little sisters» par un «Big Brother»?
Pour le moment, cela ne s’est pas fait, mais le risque existe. Je me souviens qu’en 2000, lors d’une recherche en tant qu’étudiant, j’avais réalisé une carte répertoriant toutes les caméras de surveillance dans les espaces publics à Genève. Quelques années plus tard, dans la perspective de l’Euro 2008, la police m’a contacté pour me demander cette carte… Je ne l’ai pas donnée, parce qu’elle n’était pas destinée à cela, mais cela prouve que la tentation d’un rassemblement des données existe. Mais je ne pense pas que cela soit le cas actuellement.
Je pense au contraire que tous ces moyens rendent l’Etat plutôt vulnérable. Car au-delà des citoyens, il faut ajouter d’autres acteurs comme Google ou IBM, des multinationales qui ont un pouvoir incroyable dans la mesure où elles sont les seules à maîtriser ces technologies! Il y a de nouveaux paradigmes, on n’est plus dans le cadre de la gouvernance politique traditionnelle. Ce sont des experts qui définissent les algorithmes qui ensuite vont gérer nos systèmes de transport, d’électricité etc. Il y a donc une vraie redéfinition des modes d’organisation de notre société.
Je n’analyse pas les choses en termes de positif ou de négatif. C’est le rôle du chercheur de se poser des questions sur le monde qui l’entoure. Et pour moi la bonne question est: comment ces nouvelles technologies redéfinissent-elles notre société?
On est souvent marqué par ses lectures de jeunesse… Quels sont les auteurs qui ont participé à vous construire?
Dürrenmatt… à une époque, j’ai lu pratiquement tous ses livres, il a été très important pour moi. Et je pourrais aussi citer Hermann Hesse, «Le loup des steppes» ou «Siddharta» notamment. En langue française, il faudrait aussi ajouter « L’Usage du Monde » de Nicolas Bouvier !
Le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?
Pour moi, la chose la plus importante est l’esprit critique. Mon rôle, au-delà des thématiques que j’enseigne, est d’apprendre aux étudiants à se poser les bonnes questions, autrement dit, à réfléchir.
La musique que vous écoutez volontiers?
En ce moment, j’écoute pas mal de rock, même du métal. Du blues, beaucoup de blues aussi. Mais j’adore également Bach ! J’ai d’ailleurs un passé plutôt classique, j’ai appris le violoncelle, mais je me suis assez rapidement lancé dans le jazz et dans l’improvisation.
Un moment fort qui vous a marqué dans le cadre scolaire ou universitaire?
Un jour, à Marin, je suis tombé par hasard sur un ex-étudiant qui avait quitté l’université depuis plusieurs années. Il est venu me dire qu’il continuait de penser à mes cours – en disant cela, il n’évoquait pas la géographie politique, mais d’autres messages plus fondamentaux. En particulier cette manière de réfléchir qui me paraît essentielle, le fait d’avoir une sorte de réflexe critique à l’égard de ce qui paraît aller de soi, et également vis-à-vis de soi-même et de ce que l’on fait. Pour moi, c’est une belle récompense!
Interview UniNE 2016
Bio express
Francisco Klauser, Professeur ordinaire de géographie, a fait ses études à Genève (Master en sciences sociales économiques, spécialisation en géographie) avec un crochet Erasmus par Saint-Denis (Réunion) et a obtenu un doctorat à Fribourg (thèse sur les effets de la vidéosurveillance dans l’espace public). Il a été chercheur à Genève, à Fribourg, et à Durham (Grande-Bretagne), ville qu’il a quittée en 2010 pour venir enseigner à Neuchâtel.