La responsabilité que l’on a à l’égard des sociétés futures
Rencontre avec Emmanuelle Reuter, professeure ordinaire en Management de l'innovation
A l’heure de la digitalisation tous azimuts, quelles sont les compétences et plus spécifiquement les compétences cognitives des cadres d’entreprise qui facilitent «l’innovation responsable» ? «Innovation et cognition», c’est le titre de la leçon inaugurale qu’Emmanuelle Reuter donnera mercredi 13 novembre 2019.
L’Université de Neuchâtel propose un «Master en innovation» original, une initiative interdisciplinaire inédite portée par les Facultés de droit, de sciences économiques et de lettres et sciences humaines. L’innovation, le nouveau veau d’or de la société 4.0? L’innovation, pour plus de croissance et de rentabilité? Pas uniquement, non. Et c’est notamment ce «pas uniquement», à savoir les implications sociales et environnementales de l’innovation, qui intéressent particulièrement Emmanuelle Reuter.
Votre leçon inaugurale s’intitule «Innovation et cognition»…
Je vais parler de ce que sont mes recherches actuelles: mieux comprendre le rôle des cadres d’entreprise pour stimuler une innovation responsable au sein des entreprises.
Premièrement, pour moi, le terme d’innovation ne se limite pas à sa dimension technologique. Je parle «d’innovation responsable» pour désigner de nouvelles solutions, de nouveaux produits et services, qui sont positifs pour la société et pour l’environnement. Au fil des années, on a pu apprendre beaucoup sur les innovations technologiques, on en sait beaucoup moins sur les innovations dites responsables.
Deuxièmement, je me concentre surtout sur les compétences des cadres d’entreprise qui, eux, ont la possibilité d’avoir un impact direct sur les actions produites par les entreprises. En particulier, je m’intéresse aux compétences de ces individus qui facilitent l’imagination et l’investissement dans de nouvelles solutions responsables.
Actuellement, le concept de «décroissance» s’oppose de plus en plus à celui de «croissance». Face au thème de «l’innovation», une partie de la population est en train de s’essouffler, pensons à la 5G ou à la robotisation, par exemple. L’innovation ne devra-t-elle pas se réorienter en réintégrant sérieusement l’humain?
C’est au cœur de ce qui me préoccupe dans mes recherches et dans mon enseignement. Comprendre la notion d’innovation non seulement du point de vue technologique, comme cela a été fait pendant des décennies, à savoir que l’innovation est un progrès technologique qui permet à l’entreprise de croître, mais en incluant le changement de paradigme actuel: plusieurs grandes entreprises mondiales annoncent travailler maintenant dans la perspective de la triple bottom line, autrement dit la triple performance ou le triple bilan, qui est la transposition de la notion de développement durable en entreprise, avec l'évaluation de la performance sous trois angles, économique, mais aussi social et environnemental. Le concept même d’innovation doit donc également changer et inclure ces nouvelles dimensions.
Par rapport à tout cela, certaines compétences sont centrales. L’une des grandes difficultés auxquelles les cadres font face, c’est déjà simplement de prendre conscience des exigences des différents stakeholders (l'ensemble des acteurs ayant un intérêt dans l'entreprise) et des implications sur leurs propres performances. Il y a la créativité avec l’imagination du nouveau, bien sûr. Mais aussi la gestion de la complexité. Si l’on considère que les défis ne sont pas uniquement ceux de la croissance économique pure, mais aussi la réponse aux questions environnementales et sociales, cela nécessite pour les cadres de jongler avec ces différentes forces. Cette triple dimension implique de nouvelles compétences, et mon travail est de mieux comprendre lesquelles.
Vous travaillez dans le cadre du Master en innovation de l’UniNE. Dans quelle mesure ces nouvelles visions du monde et de l’entreprise y sont-elles intégrées?
La vision commune des facultés impliquées dans ce master est justement d’avoir une approche critique de l’innovation, et de ne pas la considérer que sous son angle technologique. On s’intéresse à cet aspect-là des choses aussi, car on n’ignore pas qu’il y aura de grands changements technologiques dans le futur, il n’y a qu’à penser aux potentiels énormes de l’intelligence artificielle, de l’automatisation, de la robotique, de la connectivité, etc. Mais nous replaçons l’innovation dans le cadre plus global de la responsabilité à l’égard de la société et de l’environnement. C’est vraiment ce qui est au centre de ce master. Et le fait que ce master soit interfacultaire permet justement une approche multiple de ces problématiques, selon les diverses disciplines: droit, sciences sociales et management.
Ce qui vous passionne le plus dans vos recherches et dans l’enseignement qui y est lié?
Deux choses me passionnent. Ce qui est nouveau, mais aussi la responsabilité que l’on a à l’égard des générations futures. Je suis devenue maman il n’y a pas très longtemps, donc c’est une question qui me préoccupe particulièrement. Alors que dans la recherche, j’essaie d’élaborer les théories actuelles du management de l’innovation, dans mon enseignement, j’essaie conjointement avec mes étudiantes et mes étudiants d’élaborer des solutions concrètes à des questions réelles de nos partenaires. Des exemples? Quels seront les modèles d’approvisionnement d’électricité durable, d’approvisionnement d’eau, ou de paiement, dans le futur? Comment peuvent-ils être mis en place et gérés par les entreprises?
Quittons l’innovation et parlons un peu de vous… Enfant, quelle profession rêviez-vous d’exercer?
Ma mère dirait que l’idée de devenir professeur d’université est venue très tôt. Mais il y a eu d’autres intentions… comme celle de devenir pilote, par exemple!
Un livre qui a participé à vous construire?
J’ai été marquée par des ouvrages portant sur la question de la limitation des ressources naturelles, sur la notion de durabilité et l’obligation consécutive d’envisager de nouveaux modes de consommation, de nouveaux modes de vie, mais aussi des nouveaux modèles de gouvernance. Cela n’est sans doute pas un hasard si je me suis dirigée aussi vers des questions de durabilité dans mes recherches.
Quelle est la musique qui vous accompagne en général?
Je suis assez diverse et me laisse surprendre… mais j’aime beaucoup la musique classique, la guitare classique en particulier.
Pouvez-vous nous citer un moment particulièrement fort pour vous dans le cadre universitaire?
Les expériences internationales que j’ai vécues dans le cadre de mes études, que j’ai suivies en France, au Canada et en Suisse. Cela m’a permis de rencontrer différents styles d’enseignement, différents angles de recherche. Et cela m’a toujours renforcée dans l’idée que je voulais exercer ce métier, même si vivre loin de l’endroit où l’on a grandi implique une certaine flexibilité…
Interview UniNE 2019
Bio express
D’origine luxembourgeoise, Emmanuelle Reuter a décroché un master à l’Ecole de management de Grenoble (2009) puis, après une période passée à l’Université de Montréal et plusieurs courtes étapes aux États-Unis, elle a obtenu un doctorat en management à l’Université de Saint-Gall en 2015. Chercheuse et enseignante à l’Université de Saint-Gall depuis plusieurs années, elle est professeure assistante en Management de l'innovation à l’Université de Neuchâtel depuis 2018.
Domaines de spécialisation
- Innovation responsable, durabilité et innovation technologique
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- Leadership responsable et stratégique
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Liens
- Emmanuelle Reuter sur unine.ch
- La leçon inaugurale d’Emmanuelle Reuter
- Le portrait d’Emmanuelle Reuter sur microcity.ch